La guerre sainte du patriarche Kirill, espion trouble

Le patriarche Kirill de Moscou partage beaucoup avec Vladimir Poutine... / Keystone/EPA/Maxim Shipenkov
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Le patriarche Kirill de Moscou partage beaucoup avec Vladimir Poutine...
Keystone/EPA/Maxim Shipenkov

La guerre sainte du patriarche Kirill, espion trouble

Entre un passé d’espion pour le KGB à Genève, de la contrebande de cigarettes avec l’Irak et son chalet en Suisse, qui est Kirill de Moscou, le patriarche de l’Église orthodoxe russe, qui soutient Poutine dans sa guerre en Ukraine?

Alors que le monde entier tournait ses regards vers le patriarche Kirill de Moscou, l’invoquant de faire entendre raison au président Poutine, le chef de l’Église orthodoxe russe a délivré, dimanche dernier, un sermon glaçant, ne laissant plus aucun doute quant à sa position personnelle. Mais que sait-on de ce personnage aussi influent que mystérieux, dont les propos bellicistes ont choqué jusque dans ses rangs? Entretien avec Antoine Nivière, professeur à l'Université de Lorraine, spécialiste de l'histoire culturelle et religieuse russe.

Comment décryptez-vous l’attitude du patriarche Kirill depuis le début de l’invasion russe en Ukraine?

Celle-ci est dans la lignée d’une longue tradition du patriarcat de Moscou, qui manifeste des liens étroits avec les autorités, autrefois de l’Union soviétique et aujourd’hui du régime du président Poutine. Malgré les affirmations qu’il s’agit d’une Russie nouvelle, le patriarche Kirill est resté dans le prolongement de l’URSS et de ses services secrets, dont il est lui-même issu.

Tout comme Poutine, le chef de l’Église orthodoxe russe vient du KGB?

Tout à fait. Quand les archives du KGB ont été brièvement accessibles à une commission d'enquête parlementaire de la Douma au début des années 1990, celui qui n'était alors que l'archevêque Kirill (Goundiaev) y apparaissait sous le nom de code «Mikhailov» en tant qu'agent recruté par le KGB au sein du clergé du patriarcat de Moscou. Et cela notamment en raison de ses fonctions comme représentant du patriarcat auprès du Conseil œcuménique des Églises (COE) à Genève. Cela avait été publié dans la presse russe de l'époque.

On serait donc toujours dans une forme d’union sacrée entre l’État et l’Église?

On est dans une double union. Premièrement, il y a cette tradition de soumission de la hiérarchie de l’Église orthodoxe au pouvoir politique, qui remonte jusqu’au Moyen Âge, mais qui a été renforcé à l’époque soviétique par un contrôle absolu et une utilisation de l’Église au profit des intérêts politiques de l’URSS, notamment sur la scène internationale à partir de la Seconde Guerre mondiale.

Mais il y a une deuxième tradition, presque millénaire, qui est celle d’un nationalisme centré sur l’orthodoxie. Poutine a beaucoup joué là-dessus. Après la disparition de l’idéologie marxiste de l’époque soviétique, il fallait remplacer ce vide, ce vacuum, et la religion a été rapidement perçue comme un élément d’identification national fort qui permettait de se distinguer de l’Occident.

Kyrill a été recruté comme espion du KGB, notamment en raison de son rôle au COE à Genève
Antoine Nivière, spécialiste de l'histoire culturelle et religieuse russe

C’est donc ainsi qu’il faut comprendre l’ homélie du 6 mars,où le patriarche évoquait la notion de guerre sainte?
Absolument. À l’instar de Poutine, le patriarche Kirill a fait sienne la théorie du choc des civilisations. Cela fait plusieurs années qu’il se fait le propagateur de ce qu’il appelle le «monde russe», soit un monde orthodoxe et nationaliste, mettant en avant les valeurs traditionnelles et s’opposant à l’Occident, perçu comme perverti, décadent et moralement dégénéré. D’où notamment sa grande diatribe sur les gay prides, qui relèveraient d’un plan des Occidentaux pour détruire la société russe. Pour lui, la responsabilité de ce conflit incombe aux Occidentaux, qui souhaitent imposer ce genre de comportements.

A-t-il toujours tenu cette ligne?

Non, il s’est progressivement radicalisé, un peu de la même façon que le président Poutine. Au départ, c’était un théologien plutôt libéral. Il était d’ailleurs le disciple du métropolite Nicodème de Léningrad, le métropolite de l’œcuménisme, celui-là même qui est mort dans les bras du pape Jean Paul 1er au Vatican. En 1989, il est devenu le président au Département des affaires étrangères du patriarcat de Moscou. Un poste sensible qui l’amenait à défendre les intérêts de l’État. Depuis qu’il est devenu patriarche en 2009, il s’est encore plus raidi dans une position conservatrice.

Comment vous expliquez-vous cette radicalisation?

Par sa proximité avec le pouvoir. À mesure que la relation entre la Russie et l’Occident se tendait, lui développait de plus en plus cette théorie d’un choc des civilisations. En même temps, en tant que patriarche, il est désormais à la tête de toute l’Église orthodoxe russe, et il doit donc prendre en considération l’essentiel de sa base. Or l’essentiel du clergé russe est quand même très traditionnaliste et conservateur. Tout comme la majorité de leurs ouailles: les vieilles dames appartenant à une génération déjà ancienne sont plutôt également de cette tendance, méfiantes face à l’œcuménisme et l’Occident.

Le «monde russe» s’oppose à un Occident perçu comme perverti, décadent et moralement dégénéré

Que peut-on dire de la personnalité même de ce patriarche?

C’est quelqu’un de très autoritaire et féru de pouvoir. Contrairement au pape dans le catholicisme romain, dans la théologie orthodoxe, le patriarche reste l’égal des autres évêques. Or ce patriarche se pense et se conduit comme s’il était au-dessus des autres. Son nom mériterait d’ailleurs de figurer dans la liste des oligarques sanctionnés par l’UE.

Comment cela?

Il a fait fortune dans les années 2000, quand il était le responsable des Affaires étrangères du patriarcat de Moscou et que l’Irak était sous embargo américain. La Russie avait alors soutenu l’Irak, en y envoyant des médicaments et autres produits de nécessité. Le commerce des cigarettes avait lui été confié à l’Église russe, qui prélevait une dîme dessus. Le patriarche Kirill a ainsi renforcé sa fortune personnelle. Il possède notamment un chalet en Suisse, apparemment dans le canton de Zurich: c’est un skieur invétéré depuis son enfance. Avec son frère, qui a longtemps été le représentant du patriarcat de Moscou au COE, ils ont tissé des liens profonds avec la Suisse. Il doit également y avoir des comptes en banque...

Il a fait fortune avec le commerce de cigarettes avec l’Irak, alors sous embargo américain

Quels sont les liens personnels qu’il entretient avec Poutine?

Dans les années 2000 et jusqu’au début des années 2010, il y avait une espèce bonne entente entre les deux. Ils aimaient bien se montrer ensemble, notamment au monastère de Valaam, sur une île du lac Ladoga, près de Saint-Pétersbourg, ville dont ils sont tous deux natifs. Poutine s’y est fait construit une de ses nombreuses datcha, et une autre datcha luxueuse a été construite à côté pour le patriarche.

Et aujourd’hui?

Les relations se sont un peu ternies. En cause, l’échec de Kirill à garder tous les orthodoxes ukrainiens dans le giron du patriarcat de Moscou, et ce malgré les promesses dont il avait bercé Poutine. Ces derniers temps, à l’instar du président russe, il s’est replié sur lui-même. Depuis deux ans, il vit reclus dans sa datcha de luxe des environs de Moscou, sous prétexte qu’il a peur du Covid. Il ne sort que très peu, pour les grandes fêtes ou des rencontres au Kremlin. Il est dès lors lui aussi déconnecté des réalités.

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